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La pilule du succès?

Dans un monde du travail qui prône les résultats et la productivité, jusqu’où est-on prêt à aller pour se démarquer? La réponse, pour certains, réside dans la médication de performance. Incursion dans l’univers des stimulants, nootropiques et microdoses.

C’est d’abord par curiosité que Mathieu*, un travailleur dans l’industrie des communications, a commencé à prendre du modafinil, un psychostimulant utilisé notamment dans le traitement de la narcolepsie.

«J’avais de gros coups de barre, raconte-t-il. J’ai lu un article du magazine américain WIRED qui parlait de cette substance prise par les pilotes pour se tenir éveillés. J’ai donc commandé des pilules sur Internet, directement de l’Inde.» 

Résultat : pour environ 4$ le comprimé, il connaît un regain d’énergie et abat du travail comme jamais auparavant. «C’est presque de la magie», assure-t-il. Malgré le peu d’effets secondaires, Mathieu essaie tout de même de ne pas en faire une habitude. Dans les trois derniers mois, il a avalé seulement trois comprimés. 

«Je ne veux pas devenir dépendant, admet-il. J’en prends quand j’ai particulièrement besoin de me concentrer, quand je suis en décalage horaire, quand je veux être particulièrement productif.» 

Alors qu’il n’avait jamais touché aux drogues de sa vie, cette expérience – à son avis positive – l’amène à faire un autre essai : des champignons hallucinogènes, mais en microdoses, soit en très petite quantité. «C’est peut-être juste l’effet placebo, mais ça me libère des idées plates que je rumine.» Il en prend là aussi uniquement à l’occasion.

Une tendance difficile à cerner 

On s’en doute, les professionnels qui consomment des substances pour le travail ne s’en vantent pas auprès de leurs collègues. Mathieu ne connaît personne qui en parle ouvertement.

«Ce que la recherche nous dit, c’est que la pratique touche tous les milieux et qu’il n’y a pas de profil type, indique Manon Poirier, directrice générale de l’Ordre des conseillers en ressources humaines agréés (CRHA). La difficulté, c’est d’avoir des données fiables sur le phénomène.» 

La consommation est cachée par les individus, et donc bien souvent ignorée par les organisations. «En 2017, on parlait de 15% des travailleurs, remarque Manon Poirier. C’est quand même beaucoup.» 

Pour Jean-Sébastien Fallu, spécialiste en toxicomanie et professeur agrégé en psychoéducation à l’Université de Montréal, il ne s’agit que de la pointe de l’iceberg. «On observe une augmentation au Québec», confirme-t-il. 

Il cite en exemple le secteur de la construction, où l’utilisation de stimulants n’est pas rare en raison de la pression et des longues heures. «Les domaines très exigeants, comme la finance ou le droit, sont plus enclins à recourir à des substances. C’est vrai aussi en culture, surtout en cinéma, ainsi qu’en restauration.»

Du LSD aux bêtabloquants en passant par les opioïdes, les drogues utilisées varient grandement selon les motivations, explique Jean-Sébastien Fallu. «On peut consommer pour améliorer sa productivité, pour se concentrer, pour gérer son stress, pour être plus vigilant ou plus créatif.»

Repenser le succès 

Manon Poirier et Jean-Sébastien Fallu s’entendent pour dire que notre société qui vise l’excellence et le dépassement de soi favorise l’usage de la médication de performance. «On est très loin de la société des loisirs qu’on nous promettait, remarque le professeur. La charge de travail et le nombre d’heures se sont accrus dans les dernières décennies. À trop vouloir la performance, on oublie des choses de base, comme le bien-être et la santé. Même la productivité risque d’en pâtir si on ne fait pas attention.» 

La directrice générale de l’Ordre des CRHA conseille aux employeurs de miser sur la prévention. «Comme organisation, on peut être très performante tout en étant bienveillante, souligne-t-elle. Il faut revoir nos pratiques de gestion.» 

Manon Poirier suggère de s’attarder entre autres à ce qu’on met de l’avant. «Est-ce qu’on reconnaît l’effort et non pas seulement les résultats? Est-ce qu’on crée un environnement avec une certaine sécurité psychologique où, comme individu, on peut s’exprimer quand on sent qu’on n’atteindra pas les objectifs fixés? Et que fait-on pour gérer les risques liés à ces comportements?» 

Elle ajoute que les employeurs doivent comprendre pourquoi certains travailleurs en viennent à prendre cette médication de performance. «Il faut voir si on met trop de pression sur nos équipes, si nos attentes sont trop élevées.» Les entreprises peuvent ainsi réduire à la source le réflexe d’utiliser ces substances qui stimulent la productivité.

*En raison du caractère illégal de la médication de performance, l’intervenant a demandé à témoigner de façon anonyme.

Article publié dans la revue Gestion.